dimanche 4 mai 2008

Frédérique DECOMBE




Heart Case (Protège-coeur) 2006
> cuir rose et calicot, taille humaine.
> D’après la nouvelle de Yoko Ogawa: ‘Faufilage d’un coeur’ (Acte Sud 2004 traduction française de Rose-Marie Makino-Fayolle)
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– Je voudrais que vous me fabriquiez un sac pour mettre un coeur.
– Eh ? Un coeur... Vous voulez dire...
– J'ai entendu dire qu'ici on fabrique tous les sacs qu'on veut.
– Mais oui, bien sûr. Nous disions donc un sac pour mettre un coeur.
– Oui c'est ça.
– Je suis contente, vous savez. On m'a dit non un peu partout.
J'ai déja tout essayé. Soie, coton, nylon, vinyle, paille, papier japonais, plastique... Mais rien n'a marché. Le premier problème c'est la conservation de la chaleur. Le froid est fatal. Ensuite ce sont les sécrétions. Les matières comme la soie, le coton ou le papier absorbent tout, tandis qu'avec le vinyle, ca devient tout collant, et j'ai du mal à respirer.
– Dans ces conditions, je pense que de la peau de phoque serait parfaite. Elle conserve à la perfection la chaleur et l'humidité, et sa souplesse ne l'empêche pas d'être solide. Parce que le phoque est un animal des mers froides. Et elle est facile à entretenir. Vous pouvez très bien la laver à l'eau froide.
– C'est parfait pour y mettre mon coeur. La forme est un peu complexe. Ça ressemblerait plutôt à un soutien-gorge d'un seul coté. Mais il doit être plus solide qu'un simple sous-vêtement, tout en ne blessant pas la muqueuse, vous me comprenez?
– Oui bien sûr. Dites-moi tout ce que vous pouvez, je suis à votre disposition.
– Il doit être assez grand pour contenir mon coeur en entier, mais s'il est trop grand ça n'ira pas. Mon coeur va balloter et ça va blesser la muqueuse. S'il est trop petit, c'est encore pire parce que la circulation ne se fera pas correctement. C'est une question d'harmonie.
– Oui, vous avez parfaitement raison. Quelque soit la nature du cuir, c'est à l'harmonie que je fais le plus attention.
– Je suis contente que vous soyez d'accord.
– Le plus difficile c'est qu'il faut des trous pour le passage des vaisseaux. Ce n'est pas un simple sac. Il va sans doute falloir faire un bâti pour le positionner correctement. Ensuite, y faire coulisser une sorte de bretelle qui passerait autour du cou. Je vais d'abord me désinfecter les mains.
– Oui, s'il vous plaît.
– Vous pouvez le toucher sans problème. Le muscle cardiaque est plus solide qu'on ne pourrait le penser.
– Excusez-moi. Je vous en prie, ne vous gênez pas, dites-moi si ça vous fait mal.
– Dépêchez-vous.
– Voulez-vous que j'attache aussi la bretelle?
– S'il vous plaît. On dirait que la sortie de l'artère pulmonaire, la plus fine, est un peu haute. Vous pouvez l'arranger maintenant?
– Bien sûr que oui. Puisque c'est un patron.
– C'est bien parce qu'il est très léger. Il ne me gênera pas. Mais les agrafes frottent sur le coté et c'est désagréable. On ne peut pas faire quelque chose?
– Dans ce cas, on peut les déplacer légèrement vers l'avant et choisir des agrafes plus petites.
– Oui, s'il vous plaît. C'est quoi ça?
– Ah, c'est le sac pour mettre le hamster.
– Il faut aussi des sacs pour les hamsters?
– Quand je vais me promener, je le mets dedans et je l'emmène avec moi. Il est sage, vous savez.
– C'est vous qui l'avez fabriqué?
– Oui bien sûr.
– Eeh... Comme il existe toutes sortes de sacs differents au monde!
– Oui, vous avez tout à fait raison.
Qu'est-ce que vous voulez dire ?
– Eh bien, que je n'ai plus besoin du sac.
– Mais il sera fin prêt dans un ou deux jours vous savez.
– Oui, bien sur, c'est absurde d'en arriver là et d'annuler ma commande. Ce n'est pas étonnant que vous soyez en colère. Mais vous savez, ça c'est fait très rapidement. J'en suis étonnée moi-même. On m'avait déjà parlé d'une opération, vous savez. Pour remettre mon coeur en place. Mais comme on m'avait dit que l'opération pouvait échouer, je ne m'étais jamais décidée. Mais dans l'hôpital que j'ai récemment commencé à fréquenter, il y a un merveilleux chirurgien cardiologue, qui m'a dit qu'avec le matériel moderne, il n'y a aucun problème. Je ne sais pas très bien de quoi il s'agit, mais il paraît qu'on a inventé une machine extraordinaire. J'ai décidé de me faire opérer, et j'entre à l'hôpital la semaine prochaine. Enfin je ne serais plus obligée d'avoir ce coeur encombrant sans arrêt sous les yeux.
– C'est un sac merveilleux, vous savez. Tenez, prenez-le pour voir. J'ai même replacé le trou pour l'artère pulmonaire. Et j'ai cousu des agrafes plus petites. Je suis sure que vous allez être satisfaite.
Après, il reste juste à coudre un peu plus solidement là, à ajuster la bretelle, à trouver l'équilibre de l'ensemble, et ce sera terminé.
– Je vais vous le payer, vous savez. Mais je n'en ai pas besoin. Il ne me servirait pas. Je n'aurais plus rien à mettre dedans.
– Regardez cette merveille. Vous pouvez chercher ailleurs des sacs aussi raffinés, vous n'en trouverez pas. Le contact sur la peau, la conservation de la chaleur, de l'humidité, la ventilation, la matière, la façon, il n'y a rien à redire a quoi que ce soit. Il est parfait.
– Vous m'ennuyez à la fin !

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‘Heart Case’ nous plonge directement dans cette complication des langues. Cette pièce est la cristallisation d’un objet fictionnel décrit comme ‘un sac pour mettre un coeur’ dans la traduction française de cette nouvelle japonaise dont ‘Heart Case’ est issu. Je suis Yoko Ogawa, cette petite femme japonaise, née à la même époque que moi à l’autre bout du monde. Elle est singulièrement Moi. Le souffle des mots que je lis, c’est moi qui les dit; ils s’incarnent dans ma tête et quelques fois ses histoires s’incarnent dans mes mains. Je construis les objets improbables de Yoko, je rends ses histoires plausibles. C’est la troisième fois que je réalise une pièce qui s’inspire -qui s’expire serait plus approprié, des nouvelles de Yoko: ‘Specimen Museum’ (2000) d’après ‘Le musée du silence’, ‘A Small Room to Tell’ (2007) d’après ‘La petite piece hexagonale’ et ‘Heart Case’ (2006) d’après ‘Faufilage d’un coeur’. L’histoire de ‘Faufilage d’un Coeur’ résonne avec ma fascination pour une forme de représentation des corps anatomiques; ceux des traités de medecine du 18ème siècle présentant des ‘écorchés vivants’; êtres animés exhibant leur entrailles. Ces trois pièces montrent ma forte relation avec le langage écrit mais aussi parlé, et expose en particulier mon intérêt pour la réception des mots et leur entendement et le pouvoir du lecteur ou écouteur à visualiser ces mots, à produire des images mentales. J’ai exploré cette idée par ailleurs dans ‘Drawn by Touch’ (2005) et ‘Your Memory of an Art Piece’ (2007).

Frédérique Decombe (vit et travaille à Londres depuis 1999)



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